Elle vit seule depuis quelques années. Quand elle part de chez elle le matin, il est rare qu’elle croise quelqu’un dans l’ascenseur. Seulement de temps en temps elle voit la voisine du cinquième, oui, celle qui a trois enfants bien agités. La dame se contente d’un « ils n’arrêtent pas de la journée », elle s’excuse. Marie elle sourit, elle dessine à moitié un sourire, le premier de la journée, un geste poli et aseptique qui ne donne pas de place aux mots. Une fois dans la rue, elle s’apprête à prendre le bus, elle montre simplement son abonnement mensuel au conducteur, qui lui rend un regard rapide et encore ensommeillé. Les jours de chance, elle trouve une petite place, elle s’assit. Deuxième sourire de la journée.
Vingt minutes plus tard, Marie arrive au travail. « Qu’est-ce qu’il fait froid ». « Vous avez-vu la nouvelle coupe de Claire? » « On verra ce que le responsable nous lâche aujourd’hui ». Un essai de sourire et quelques phrases bien courtes pendant que les femmes enfilent la blouse de l’entreprise. Dix heures pétantes. Le supermarché ouvre, Marie est déjà prête derrière sa caisse. « Cela fait 135€ ». « Voulez-vous un sac ? Cinq centimes chacun. » « Avez-vous la carte fidélité ? » Et ainsi de suite, une fois, deux fois, trois… jusqu’à 13h30, heure de pause. Elle mange rapidement ce qu’elle a amené dans une gamelle. Et c’est reparti. Encore un après-midi de phrases courtes et stéréotypées avec de temps en temps des demi-sourires. Et retour au bus. Enfin à la maison. Canapé. Télé. Fatigue. Pourvu que le sommeil arrive. Vite.
Des dizaines, voire des centaines de personnes sont passé aujourd’hui par la vie de Marie. Mais elle est toute seule. Elle n’a pas eu de vraie conversation de toute la journée. Et bien des jours vont s’écouler avant qu’elle n’ait la chance d’en avoir une, de conversation réelle.
Les autorités calculent qu’environ quatre millions de français (1 sur 16) ont seulement trois vraies conversations par an. Trois. Une tous les 121 jours. Dans les zones rurales la télé a remplacé les conversations dans les rues et dans les bars. Dans les villes il y a une constante augmentation de l’incommunication chez les 30 et 50 ans : des femmes, des hommes, des veufs, des célibataires, des jeunes au chômage qui ont l’ordinateur comme unique et seul moyen de communication.
Mais en famille aussi il y en a qui se sentent seuls. Rentrer à la maison et ne parler que des choses banales sur les enfants, le souper ou le bruit qui vient de chez les voisins. Il paraît que c’est pour cela qu’après les vacances d’été et après Noël les cas de divorces augmentent. Car on reste trop longtemps en famille et on ne sait plus parler.
Et la pire des choses, personne n’ose avouer qu’elle se sent seule. On cache la solitude comme cette poussière qu’on fait disparaître juste avant de recevoir. Ensuite, elle réapparaît. Ce ne sont que des apparences.